Ursula K. Le Guin : un entretien dans The Paris Review [par John Wray]

Morceau de choix au sein des différents volets autour desquels s’articule notre dossier, cet entretien, issu de la prestigieuse Paris Review (exercice dans lequel la revue américaine excelle, en témoigne la sélection de rencontres tirée de ses pages proposée en deux volumes chez Christian Bourgois – avec, entre autres, Jim Harrison, Toni Morrison, Allen Ginsberg, William Burroughs, Jorge Luis Borges, Jack Jerouac, ou encore Marguerite Yourcenar), nous plonge dans le vif du sujet : ascendance familiale, anthropologie, féminisme, art et technique du récit. Une merveille d’interview, qui, au-delà des mots, dit beaucoup sur son sujet, comme il se doit…

 

The Paris Review : Comment percevez-vous le terme « science-fiction » quand il est question de votre œuvre ?

Ursula K. Le Guin : Eh bien, c’est compliqué…

 

T.P.R. : Désolé. Est-ce que ce terme vous convient ? Ou le trouvez-vous réducteur ?

U.K.L.G. : Je doute que « science-fiction » soit le meilleur terme possible, mais c’est celui dont nous disposons. Ce terme recouvre une manière d’écrire très différente des autres, qui mérite sa propre dénomination. Pour ma part, je peux devenir susceptible et agressive si l’on me qualifie uniquement d’auteure de SF. Chose que je ne suis pas. Je suis romancière et poétesse. Ne me mettez pas dans une fichue case, où je ne rentrerais d’ailleurs pas car j’en déborde. Mes tentacules sortent de cette case, dans toutes les directions.

 

T.P.R. : J’imagine qu’on peut identifier ainsi un auteur de SF : des tentacules sortant d’une case.

U.K.L.G. : C’est juste.

 

T.P.R. : Il me semble que le terme « science-fiction » convient plus précisément à d’autres auteurs que vous. Quelqu’un comme Arthur C. Clarke, par exemple, dont les œuvres sont souvent directement liées à un concept scientifique spécifique. Dans vos romans, en revanche, les sciences dures importent moins que la philosophie, la religion ou les sciences sociales.

U.K.L.G. : Les auteurs de hard science ne prennent rien d’autre en considération que la physique, l’astronomie, et peut-être la chimie. La biologie, la sociologie, l’anthropologie… pour eux, ce ne sont pas des sciences mais des frivolités. Ils s’intéressent peu, voire pas du tout, à la manière dont les êtres humains interagissent. Moi, si, et j’accorde une grande importance aux sciences sociales – l’anthropologie en particulier –, qui m’inspirent beaucoup. Quand je crée une autre planète, un autre monde, peuplé par une société, j’essaie d’indiquer sa complexité au lieu d’y faire juste référence comme à un empire.

 

T.P.R. : Peut-être que votre science-fiction est plus appréciée dans les cercles dits littéraires, justement parce qu’elle se confronte plus volontiers à la complexité et la psychologie humaines ?

U.K.L.G. : Écrire des textes jugés plus accessibles par ces gens qui affirment ne pas lire de science-fiction a eu des effets bénéfiques. Mais les préjugés envers le genre demeuraient encore forts jusqu’à récemment. Les choses changent, et c’est heureux. Pendant une bonne part de ma carrière, se voir coller cette étiquette – la SF – avait un effet singulièrement désastreux. La réception critique la plus probable se résumait à un entrefilet, avec un joli petit titre parlant de Martiens – ou de tentacules.

 

T.P.R. : Restons dans la thématique… Grandir en tant que fille d’un célèbre anthropologue a eu quel effet sur vous ? Est-ce que cela a contribué à vos débuts d’écrivain ?

U.K.L.G. : On m’a posée cette question un million de fois, et j’ai toujours du mal à y répondre. C’est sûr, les centres d’intérêts et le tempérament de mon père ont mis en place une sorte de… eh bien, je dirais presque un sens moral. Mon père s’intéressait à tout. Côtoyer un tel esprit vous inculque, bien sûr, une certaine éducation. Son champ d’investigation scientifique était les sciences humaines, un coup de chance pour un écrivain.

Chaque été, nous passions nos vacances dans un ranch que mon père avait acheté dans la vallée de Napa, en Californie. Un lieu plutôt délabré, d’ambiance tranquille, où mes parents accueillaient quantité d’invités. Mon père recevait ses collègues de l’université et des étrangers – c’était la fin des années 30, et les réfugiés affluaient du monde entier. Parmi nos hôtes, il y avait un couple d’Amérindiens, d’anciens « informateurs », et membres d’une tribu, avec qui mon père s’était lié d’amitié en travaillant avec eux, en apprenant leur langue et leurs coutumes. L’un d’eux, Juan Dolores, était un Papago (aussi appelé O’odham), et un vrai ami de la famille. Il restait chez nous une quinzaine de jours, parfois un mois. C’était notre oncle amérindien. Vivre avec ces gens d’une culture véritablement différente représentait un cadeau formidable.

 

T.P.R. : Quelle était la nature de ce cadeau ?

U.K.L.G. : Peut-être juste l’expérience de « l’autre » ? Beaucoup de gens ne l’ont jamais eue, ou n’ont pas saisi l’occasion quand celle-ci était à portée. Dans les pays industrialisés, tout le monde voit les « autres » à la télé, mais ce n’est rien à côté de vivre avec eux – même s’ils ne sont qu’un ou deux.

 

T.P.R. : Vous avez déclaré que vous aviez été « éduquée dans l’irréligion la plus totale ». Pourtant, on perçoit un intérêt pour la religion dans bon nombre de vos textes.

U.K.L.G. : Eh bien, je ne dirais pas avoir un tempérament religieux – le problème vient du mot « religion » –, mais je m’intéresse profondément au taoïsme et au bouddhisme, qui m’ont beaucoup apporté. Le premier fait désormais partie de ma façon de penser. Et le second me fascine intensément. Si vous ne qualifiez pas cela de mentalité religieuse, qualifiez-la de spirituelle, mais c’est aussi fade que farfelu. Pour le dire autrement : tous ces grands questionnements auxquels les religions se confrontent m’intéressent.

 

T.P.R. : Pourriez-vous nous en dire plus sur cet apport du taoïsme et du bouddhisme ?

U.K.L.G. : Le taoïsme m’a donné un moyen d’appréhender la vie, la manière de la mener, lorsque j’étais une adolescente désireuse de trouver un sens au monde sans sombrer dans les bondieuseries. À relire Lao-Tseu au fil des années, j’y ai toujours trouvé, et y trouve encore, ce que je veux ou ai besoin d’apprendre. Ma traduction, ou ma version, peu importe, du Tao Te King, découle de cette affinité longue et heureuse.

Plus récente, ma connaissance du bouddhisme est aussi plus sommaire, mais celui-ci m’est devenu indispensable, tant pour méditer utilement que pour pointer avec constance le nord dans ma boussole morale.

 

T.P.R. : Kurt Vonnegut Jr, dans une interview donnée à cette même rubrique en 1977, a décrit l’anthropologie comme sa seule religion.

U.K.L.G. : Pour moi, c’est insuffisant, mais je comprends parfaitement son propos, et je finis toujours par y revenir. Si je devais choisir un héros, ce serait Charles Darwin, pour la grandeur de son esprit, qui englobait toute sa curiosité scientifique, sa quête pour la connaissance, et la capacité à relier tout cela ensemble. Il y a une authentique spiritualité dans la pensée de Darwin, dont lui-même était conscient.

 

T.P.R. : Ma question est risquée, mais ce pourrait-il que cette recherche d’une religion satisfaisante, suffisante, ait pu influencer votre trajectoire d’écrivain ? Si aucune des religions existantes ne vous convient, pourquoi tout simplement ne pas en inventer une ?

U.K.L.G. : Je ne suis pas en quête de la vérité. Je ne pense pas qu’il y ait une réponse, et je n’ai donc jamais cherché celle-ci. Mon impulsion est moins une quête qu’un jeu. J’apprécie d’expérimenter des idées, des modes de vie, des approches religieuses. Mais côté conversion, je suis une mauvaise candidate.

 

T.P.R. : Qu’est-ce qui vous pousse à « essayer » d’autres existences ?

U.K.L.G. : L’énergie intellectuelle et la curiosité, je suppose. Un intérêt inné pour les manières diverses et alternatives d’accomplir quelque chose et d’y réfléchir.

Cela m’a peut-être, entre autres, conduit à écrire davantage sur des mondes possibles que sur le nôtre. Et, dans un sens plus profond, à écrire de la fiction. Un romancier « essaie » toujours d’autres gens.

 

T.P.R. : À vos débuts, saviez-vous que vous vouliez écrire de la fiction spéculative ?

U.K.L.G. : Oh non ! Mais j’ai su très tôt, vers cinq ou six ans – je sais que ça a l’air ridicule – que je ne cesserais jamais d’écrire. Juste écrire, pas de genre en particulier. De la poésie au début. J’avais neuf ou dix ans quand j’ai écrit une véritable histoire. Du fantastique, à l’image de ce que je lisais surtout à cet âge. À cette époque, mon frère et moi économisions pour acheter de temps à autres un magazine à dix cents nommé, je crois, Fantastic Tales – un pulp, vous savez.

 

T.P.R. : Amazing Stories ?

U.K.L.G. : Oui ! La fiction que je lisais, toute jeune, était plutôt du genre fantastique. Le réalisme est une forme très élaborée de littérature, avec un ton très adulte. Et sa faiblesse réside peut-être là. Le fantastique semble à l’inverse éternel, omniprésent, et attire toujours les enfants. Mais quand les gens me demandent si j’ai toujours voulu être écrivain, je leur réponds que non. J’ai toujours été écrivain. Je n’ai jamais voulu devenir écrivain, mener une vie à l’avenant, être chic, monter à New York. Je voulais juste que mon boulot soit d’écrire, et le faire bien.

 

T.P.R. : En référence à d’autres auteurs ?

U.K.L.G. : Impossible de juger, sinon ? D’une certaine manière, on se place toujours dans la compétition, ou en tout cas la comparaison.

 

T.P.R. : À qui mesuriez-vous votre œuvre ?

U.K.L.G. : Des auteurs que j’aurais voulu égaler en qualité sans pour autant leur ressembler ? Eh bien… Charles Dickens et Jane Austen. Et puis, quand j’ai finalement appris à la lire, Virginia Woolf. Ayez les meilleurs en ligne de mire, toujours. Vous savez que vous ne parviendrez jamais à leur niveau, mais où est le plaisir si vous n’essayez pas ?

 

T.P.R. : Quand vous avez commencé à publier, aviez-vous une idée de l’auteure que vous vouliez être ?

U.K.L.G. : À l’époque, je savais que mon truc était la fiction mais que je ne lâcherais jamais la poésie. Mes premières publications sont des poèmes, en partie grâce à mon père. Il s’était rendu compte que soumettre des poèmes est un sacré boulot. Cela nécessite de la méthode, des efforts assidus, et beaucoup de temps. Il m’a dit qu’il pourrait m’aider, ce serait amusant. Il s’est alors intéressé à la sous-culture des magazines à faible tirage et a constaté qu’il s’agissait d’un tout petit monde, avec ses propres règles.

 

T.P.R. : Un monde qu’il a étudié de manière anthropologique ?

U.K.L.G. : Mon père était curieux de tout ! Et il s’est occupé d’une bonne part des envois postaux.

 

T.P.R. : Quel âge aviez-vous à ce moment-là ?

U.K.L.G. : Une vingtaine d’années, je crois. J’écrivais aussi des textes de fiction, que je soumettais, et là aussi, mon père m’a donné un coup de main. Mon tout premier roman était très étrange, très ambitieux. Il se déroulait sur plusieurs générations dans mon pays fictif d’Europe centrale, l’Orsinie. Mon père connaissait personnellement l’éditeur Alfred Knopf. Son épouse, Blanche, m’a donné des cours de flûte à bec quand j’avais dix-sept ans. Une vraie grande dame, vraiment, et effrayante. Et moi qui y allais avec mon pipeau…

 

T.P.R. : C’était à New York ?

U.K.L.G. : Oui. Vers vingt-trois ans, j’ai demandé à mon père s’il avait le sentiment que soumettre mon roman à Knopf serait abuser de leur amitié. Il m’a répondu que non, que je devais essayer. Ce que j’ai fait, et Knopf m’a écrit une très gentille lettre, où il disait : « Je ne peux accepter ce fichu roman. Il y a dix ans, oui, mais je ne peux me le permettre maintenant. C’est un roman très bizarre, mais vous avez du potentiel ! » C’était tout ce dont j’avais besoin, plus qu’une réponse positive.

 

T.P.R. : On imagine que ce n’était pas le genre de réponse typique d’Alfred Knopf.

U.K.L.G. : Non. Mais je doute aussi qu’il se soit juste montré aimable envers mon père. Knopf n’était pas quelqu’un de très agréable. Mon père le surnommait le Pirate.

 

T.P.R. : Ce roman orsinien n’a donc jamais vu le jour ?

U.K.L.G. : En effet. Si un universitaire l’exhume un jour et le publie, puisse-t-il être maudit.

 

T.P.R. : Vous avez écrit que vous ne commencez aucun roman avant d’avoir les personnages bien en tête. Mais certains de vos livres ont-ils commencé, non pas avec leurs protagonistes, mais une idée que vous souhaitiez explorer ?

U.K.L.G. : C’est sans doute le cas avec Les Dépossédés, qui a d’abord débuté sous la forme d’une nouvelle. J’avais ce physicien, emprisonné dans un camp quelque part. La nouvelle ne menait à rien, mais je savais que ce personnage était réel. Comme un bloc de béton au cœur duquel se niche un diamant : creuser le béton m’a pris des années. Pour une raison que j’ignore, j’ai commencé à lire des ouvrages pacifistes, et j’ai participé à des manifestations contre la guerre du Viêt-Nam, « interdisez la bombe atomique », etc. Je me considérais depuis longtemps comme une activiste pacifiste, mais je me suis rendu compte que je ne connaissais rien à la cause que je défendais. Par exemple, je n’avais jamais lu Gandhi. J’ai commencé alors à m’éduquer dans ce domaine, lisant ce genre de littérature, ce qui m’a mené aux utopies. Puis, via Pierre Kropotkine (1), à l’anarchisme et à l’anarchisme pacifique. À un moment, j’ai constaté que personne n’avait jamais écrit d’utopie anarchiste. Il existait des utopies et des dystopies socialistes, mais une utopie anarchiste… ça pouvait être amusant. J’ai donc lu toute la littérature anarchiste qui me tombait sous la main – ce qui représentait pas mal de livres, pour qui savait dans quelle petite librairie de Portland fouiller.

 

T.P.R. : Où l’on emballait votre livre dans un sac opaque ?

U.K.L.G. : Il fallait connaître le libraire. Si vous aviez sa confiance, il vous menait dans l’arrière-boutique et vous montrait toute une masse de documents. Certains relevaient d’un anarchisme violent, des choses que le gouvernement aurait désapprouvées.

J’ai grenouillé là-dedans quelques années avant d’approcher à nouveau ce bloc de béton… et j’ai découvert qu’il s’était disloqué. J’avais mon protagoniste, un physicien, mais il n’était plus la personne que j’imaginais au départ. J’ai commencé Les Dépossédés non pas avec une, mais plusieurs idées rassemblées. L’écriture de ce roman s’est révélée très astreignante, car je devais inventer une société à partir de rien – j’ai bénéficié d’une grande aide de la part d’auteurs anarchistes, en particulier des Américains comme Paul Goodman, qui a tâché lui-même de concevoir une telle société.

 

T.P.R. : Qui est tout sauf une description idéaliste…

U.K.L.G. : Je n’écrivais pas un programme, mais un roman. Après Les Dépossédés, j’ai poursuivi mes réflexions sur l’utopie, et je me suis rendu compte que ce concept était à l’agonie, que les gens n’étaient plus capables d’en créer. Au contraire, il y avait des dystopies partout. J’ai donc écrit une autre utopie, ma plus réussie, je pense : La Vallée de l’éternel retour. Mais c’est Les Dépossédés qui attire les intellectuels, qui ne voient dans La Vallée de l’éternel retour qu’une utopie hippie plaidant pour un retour aux tipis. Tout ce que je puis dire, c’est « lisez-le plus attentivement, les gars ».

 

T.P.R. : Que propose ce livre-là ?

U.K.L.G. : Une alternative – pas une méthode, juste une vision – à l’usage d’une civilisation de plus en plus déterminée à user d’un progrès coûteux et destructeur.

 

T.P.R. : Vous avez aussi publié une édition de La Vallée… avec une cassette audio, recréant certaines chansons folkloriques du livre.

U.K.L.G. : Cet album s’intitule Music and Poetry of the Kesh, et a été composé par Todd Barton, qui était directeur musical de l’Oregon Shakespeare Festival. Lui et moi avons enregistré avec certains de ses musiciens. Tout est en quartes, quintes, neuvièmes, etc., car c’est ainsi que les Kesh feraient. On s’est beaucoup amusé à l’enregistrer, et nous avons voulu le copyrighter. Mais le Bureau du droit d’auteur nous a contactés, disant qu’on ne pouvait procéder ainsi avec des chants folkloriques qui sont la musique de peuples autochtones. Nous avons eu le plaisir de répondre : « Eh bien, nous avons aussi inventé ces autochtones. Peut-on également les protéger par copyright ? »

 

T.P.R. : Est-ce qu’il vous arrive de penser aux ventes potentielles d’un livre lorsque vous l’entamez ?

U.K.L.G. : À mes débuts, oui. Il m’a fallu du temps avant de commencer à être publiée – des années et des années à soumettre des textes et à recevoir des lettres de refus –, au point que j’ai désespéré un peu. Je me demandais si je n’étais pas une auteure de fonds de tiroir. Et, de manière délibérée, j’ai écrit une histoire fantastique, pour voir si je parvenais à la vendre. C’est typiquement le moteur qui se trouve derrière un texte comme « Avril à Paris », l’une des premières nouvelles que j’ai vendues.

 

T.P.R. : Cette nouvelle relève pourtant à peine du genre ?

U.K.L.G. : Le thème est fantastique, à base de voyages temporels. La même semaine où « Avril à Paris » a été accepté, j’ai vendu à un petit magazine littéraire « An die Musik », un récit orsinien et réaliste, pour le coup, quoique situé dans ce pays fictif. Les ventes ? Eh bien, on m’a remis cinq exemplaires de la revue en guise de paiement. Il me semble que c’est Fantastic Stories of Imagination qui a publié « Avril à Paris » ; ils m’ont payé trente dollars, ce qui en ferait trois cents de nos jours. Pas mal pour une nouvelle, non ?

 

T.P.R. : Est-ce vrai que vous étiez votre propre agent au début de votre carrière ?

U.K.L.G. : Exact. J’ai vendu mes trois premiers romans à Don Wollheim de Ace Books. C’était l’époque des Aces Doubles, avec deux romans publiés tête-bêche. Une idée sympathique. Puis j’ai écrit La Main gauche de la nuit, qui était, m’en suis-je rendu compte, d’une ampleur quelque peu différente de mes précédents romans.

 

T.P.R. : Quand vous l’avez fini, vous avez senti que ce texte était…

U.K.L.G. :… plus grand.

 

T.P.R. : En quelle mesure ?

U.K.L.G. : Il s’aventurait davantage du côté de thématiques intellectuelles et morales, et sous une forme au fond plutôt expérimentale. Un roman au sujet d’individus sans sexe défini, ça n’est plus le Ace Double de base. Mais je suis entrée en science-fiction à un moment très propice, quand les portes étaient grandes ouvertes pour des textes bien plus expérimentaux, plus littéraires, prenant davantage de risques. Des textes qui ne cherchaient pas du tout à imiter Heinlein ou Asimov. Et, bien sûr, les femmes avançaient lentement, infiltraient le milieu. Infestaient les lieux.

 

T.P.R. : Quels étaient les auteurs, indépendamment de leur sexe, que vous admiriez à cette époque ?

U.K.L.G. : Quelle importance maintenant ? Cela remonte à près d’un demi-siècle. Il me faudrait expliquer qui est qui, mais personne ne saurait pour autant de qui je parle. L’essentiel réside là : peu importe qui ouvrait les portes, tant qu’on les ouvrait. Une petite branche étroite de la littérature s’agrandissait pour accueillir une multitude.

 

T.P.R. : Je suppose que peu de genres littéraires, au moins au XXe siècle, étaient aussi masculins que la SF.

U.K.L.G. : Les femmes se faisaient passer pour des hommes. Ou ne donnaient que l’initiale de leur prénom.

 

T.P.R. : On a souvent qualifié votre œuvre de contrepoint, voire de correctif, à la scène littéraire de SF dopée à la testostérone aux États-Unis des années 60/70. Philip K. Dick par exemple était l’un de vos contemporains, et les mondes qu’il a créés sont parfois masculins à un point oppressant.

U.K.L.G. : Oui, et son style… Stylistiquement, c’est une énigme. Ce qui n’empêche pas qu’il ait exercé une grande influence sur moi.

 

T.P.R. : Qu’est-ce qui vous a attirée dans les œuvres de Dick ?

U.K.L.G. : Pour part, nous nous intéressions à des choses semblables, comme le taoïsme ou le Yi King – après tout, nous sommes des enfants de Berkeley, de la même génération. Et ses romans de SF ont pour protagonistes des individus ordinaires, banals, dérangés, tandis que la majorité de la science-fiction se peuplait de héros camp belliens et de foules sans visage. M. Tagomi, dans Le Maître du haut château, m’a révélé tout ce qu’il était possible d’accomplir avec la SF en la considérant sérieusement en tant que romancier. Saviez-vous que Philip K. Dick et moi avons fréquenté le même lycée ?

 

T.P.R. : Vraiment ?

U.K.L.G. : Berkeley High School, trois mille cinq cents élèves. Un lycée vraiment grand. Personne ne connaissait Philip K. Dick. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un de l’établissement l’ayant connu. Il était l’élève invisible.

 

T.P.R. : On se croirait dans l’un de ses romans. Vous ne le connaissiez pas non plus ?

U.K.L.G. : Non ! Nous avons correspondu, une fois adultes. Mais je ne l’ai jamais rencontré en personne.

 

T.P.R. : Publiait-il professionnellement quand vous avez débuté ?

U.K.L.G. : Oui, je crois qu’il a commencé plus tôt que moi. Mais il n’a jamais rencontré le succès. Dick était l’auteur de SF exploité par excellence. Comme il ne parvenait pas à placer ses romans hors genre, ses romans réalistes, il s’est tourné vers la SF. Ce pour quoi il était doué. Mais il a eu une carrière des plus ingrate. Les Français l’ont remarqué, quand il était en vie et écrivait, et nourrissent énormément de respect pour lui. J’ignore à quel point cela comptait à ses yeux. Il avait une vie intérieure très intense.

 

T.P.R. : Au sujet d’être une femme écrivain dans un monde d’hommes, vous avez mentionné Une pièce à soi comme référence.

U.K.L.G. : Ma mère me l’a offert. En tant que mère, c’est un livre important à offrir à sa fille. J’étais adolescente quand elle m’a fait cadeau d’Une pièce à soi et de Trois guinées, deux essais de Virginia Woolf. Ma mère m’a méchamment corrompu – bénie soit-elle. Dans les années 50, Une pièce à soi était une lecture difficile. Les hommes définissaient les règles de l’écriture, et je n’ai jamais remis cela en question. Les femmes qui le faisaient étaient trop révolutionnaires pour que j’en entende parler. Je me suis donc coulée dans le moule masculin de l’écriture, j’ai écrit comme un homme, n’ai présenté qu’un point de vue masculin. Tous mes premiers romans sont situés dans un monde d’hommes.

 

T.P.R. : Avec des protagonistes masculins.

U.K.L.G. : Tout à fait. Puis est venu le féminisme littéraire, qui a représenté un énorme problème tout autant qu’une bénédiction pour moi. Je devais… en tenir compte. Et je n’étais pas sûre de le pouvoir, étant une théoricienne médiocre. Fichez-moi la paix, laissez-moi juste écrire ! Le fait est que j’étais coincée dans mon écriture. Je ne pouvais plus continuer à prétendre que j’étais un homme. Le féminisme est bel et bien arrivé à temps.

 

T.P.R. : Diriez-vous que les mouvements féminins vous ont forcée à changer ?

U.K.L.G. : Ils m’ont rappelé que je suis une femme et que je pouvais écrire comme telle. J’ai constaté que les femmes n’ont pas à écrire au sujet de ce que les hommes écrivent, ou écrire ce qu’elles imaginent de ce que les hommes veulent lire. J’ai constaté que les femmes ont une grande expérience dans des domaines que les hommes négligent ou ignorent, et que cela vaut la peine d’écrire là-dessus. Alors j’ai lu, vraiment, Virginia Woolf puis tous les livres que les féministes nous offraient – des livres que d’autres femmes avaient rédigés au cours des siècles. J’ai vu que les femmes pouvaient écrire comme des femmes, sur des sujets différents des hommes – et pourquoi pas ? Oh, toutes les années qu’il m’a fallu pour suivre le mouvement…

 

T.P.R. : Savez-vous pourquoi il vous a fallu du temps pour vous adapter ?

U.K.L.G. : Ces idées semblent des lieux communs maintenant. Mais quarante ans plus tôt, ce n’était pas le cas. Ces idées radicales, certaines personnes les ont vite acceptées, mais pour la plupart, dont moi, ça s’est fait plus lentement. À vrai dire, de nombreux lecteurs, auteurs et critiques, ne les ont toujours pas acceptées.

 

T.P.R. : Lequel de vos livres reflète le plus clairement ce changement ?

U.K.L.G. : Le changement dont vous parlez s’est fait de manière inconsciente, dans un court roman paru en 1978 intitulé L’Œil du héron. Il y est question de deux colonies sur une autre planète : les uns constituent un groupe de pacifistes, du genre Gandhi, tandis que les autres sont des criminels provenant surtout d’Amérique du Sud. Leurs colonies résident côte à côte. Le héros du roman, un brave jeune homme, provient du camp pacifiste. Et puis il y a la fille, dont le père est le chef des déportés criminels. À la moitié du roman, mon bon héros insiste pour se faire tuer. J’ai alors pensé : « Hé, tu peux pas me faire ça ! Tu es mon protagoniste. » Mon inconscient m’a alors obligé à me rendre compte que le poids de l’histoire reposait dans la conscience de la fille plutôt que dans celle du garçon.

 

T.P.R. : Qu’est-ce qui vous a conduit à situer La Main gauche de la nuit sur une planète où le sexe est fluctuant ?

U.K.L.G. : Mon approche ignorante du féminisme. J’en savais juste assez pour comprendre que le genre sexuel serait vite remis en question. À l’époque, la langue pour dire qu’il s’agit d’une construction sociale – ce à quoi on le résume maintenant – n’existait pas encore. Mais le genre… qu’est-ce que le genre ? Faut-il que ce soit masculin, ou féminin ? Le genre sexuel s’est retrouvé dans l’arène quand la science-fiction s’est mise en quête de thèmes intéressants à questionner et à revisiter. Je me suis dit que personne n’avait fait ça, mais j’ignorais en réalité que Theodore Sturgeon avait écrit, peu de temps avant moi, Vénus plus X, un roman qui vaut le détour : une rareté, une première approche masculine pour considérer le genre sexuel comme, au moins en partie, socialement construit. Sturgeon étant un écrivain talentueux et chaleureux, le roman est intéressant en tant que tel. D’un point de vue stylistique, il y a mieux, mais Sturgeon était un excellent raconteur d’histoires doté d’un esprit brillant. Bien sûr, pour ma part, je me suis engagée dans une autre direction. Disons que je m’interrogeais : que signifie-t-il d’être une femme, ou un homme, une entité masculine ou féminine ?

 

T.P.R. : Ou, comme dans le roman, que se passe-t-il si vous êtes parfois d’un sexe, parfois de l’autre, et le plus souvent ni l’un ni l’autre ?

U.K.L.G. : En effet, il faut bien… C’est la sexualité. Je croyais que le lectorat, en particulier masculin, détesterait ce roman. Et ce sont les hommes qui l’ont adoré !

 

T.P.R. : Pour quelle raison, selon vous ?

U.K.L.G. : Je n’ai jamais compris. Les femmes, pour la plupart plus avancées dans leurs réflexions que moi, me reprochaient d’employer par défaut la troisième personne du singulier au masculin pour désigner les personnages. Elles avaient plutôt raison, et si c’est un choix que j’ai défendu un temps, j’ai fini par me rendre compte que ça ne tenait pas la route.

 

T.P.R. : Quelle portée a eu Orlando de Virginia Woolf, auteure que vous affectionnez, sur La Main gauche de la nuit ?

U.K.L.G. : J’ai lu ce livre en première année à l’université. Il m’a enivré – le style et la description de l’Angleterre élisabéthaine. Bien sûr, j’ai perçu l’étrangeté et le génie dans le changement de sexe du personnage. Je suis tombée amoureuse de Virginia Woolf. On peut donc dire qu’elle m’a donné sa bénédiction, à la manière d’un grand écrivain.

 

T.P.R. : Au sein de son œuvre, ce roman est vraiment à part.

U.K.L.G. : Aucun de ses livres ne ressemble au précédent. Avez-vous lu Flush ? Cela parle du chien d’Elizabeth Barrett Browning, du point de vue de l’animal. C’est très court, très léger, et inoubliable.

 

T.P.R. : Votre mère écrivait aussi.

U.K.L.G. : Ma mère avait toujours voulu écrire. Elle ne me l’a révélé qu’après ses débuts littéraires. Elle a attendu que nous, ses enfants, ayons quitté le domicile parental, et qu’elle n’ait plus de responsabilité pour toute autre personne que son mari. Chose très typique de sa génération. Elle était âgée d’une cinquantaine d’années quand elle a commencé à écrire – pour la jeunesse, comme le font souvent les femmes. Cela ne fait peur à personne, à commencer par elles. Et ma mère a donc publié quelques adorables petits livres pour enfants.

Elle désirait écrire des romans, en a rédigé une poignée, mais n’a jamais trouvé d’éditeur. On lui a toutefois demandé de rédiger la biographie d’Ishi. Mon père avait d’abord été sollicité, mais a décliné l’offre : son histoire, il l’avait vécue et ne voulait pas l’écrire. Il n’était pas du genre à vivre dans les souvenirs. Il a suggéré de faire appel à son épouse, une bonne auteure. Et c’est ce qui s’est passé. Le premier livre non jeunesse de ma mère est devenu un best-seller, chose merveilleuse pour elle. Elle était alors âgée de plus de soixante ans. Plus tard, j’ai reçu des lettres de gens disant qu’ils avaient lu Ishi et que ce livre les avait fait pleurer. Cela lui faisait énormément plaisir, elle disait que c’était là le but de ce livre.

Chose intéressante, ma mère et moi essayions d’être publiées presque au même moment.

 

T.P.R. : Ce sont des débuts inhabituels, pour vous comme pour elle.

U.K.L.G. : À ce jeu, elle m’a battu. Tant mieux ! J’ai publié tardivement, et j’étais lente. Une femme qui apprenait lentement. Mais j’ai publié moins tardivement que ma mère. J’adore raconter cette histoire car les gens – en particulier les femmes – doivent savoir qu’elles peuvent publier, même âgées. Ma mère avait compris qu’elle pouvait reporter son désir d’écrire, ce qui a choqué les féministes d’il y a vingt ou trente ans. J’ignore si cela choque encore quelqu’un. Mais beaucoup de gens ne mesurent pas à quel point la pression sociale était forte sur les femmes.

 

T.P.R. : Peut-être l’ont-ils oublié, à moins qu’ils ne l’aient jamais su.

U.K.L.G. : C’est le cas des jeunes femmes. Elles ne peuvent imaginer tout ce qu’on attendait de leurs grands-mères, de leurs arrière-grands-mères. Un important changement s’est opéré au cours de mon époque.

 

T.P.R. : Pourtant, le débat semble encore persister, avec cette tendance à voir les choses de manière binaire : le travail ou le foyer.

U.K.L.G. : Le débat est éternel, et il y a effectivement un problème. Ma solution personnelle a été d’impliquer l’homme que j’ai épousé. Nous estimions qu’une seule personne ne peut effectuer deux activités à plein temps – c’est-à-dire être romancier et élever une famille, ou élever une famille et enseigner, dans le cas de Charles –, mais que deux individus peuvent exercer trois activités. C’est ce que nous avons fait. En un sens, j’ai bénéficié d’une chance incroyable en épousant cet homme disposé à travailler ainsi. Et dire que je prenais ça pour acquis ! Aucun de nous deux ne savait ce dans quoi il s’engageait. J’ai donc vécu aux dépens de Charles pendant au moins vingt ans, ne gagnant rien de mes écrits. Puis je suis devenue le gagne-pain, celle qui apportait de l’argent au ménage. Formidable. Un même équilibre, un même compte bancaire.

 

T.P.R. : Une phrase de votre recueil d’articles, The Wave in the Mind, m’interpelle : « Depuis des années, la littérature de fiction avance avec lenteur et confusion mais massivement dans une même direction, rejoignant l’océan des histoires : la fantasy. » Vous vous en souvenez ?

U.K.L.G. : Non ! Je me demande quand je l’ai écrite. Ce que j’ai sûrement voulu dire, c’est que nous ne pouvons plus croire au réalisme comme unique forme de fiction.

 

T.P.R. : Il semble que la tendance générale de ces dernières années vous ait donné raison.

U.K.L.G. : À l’époque, je pensais probablement à des gens comme Calvino ou Borges, là où les auteurs de genre tâchaient délibérément de n’avoir aucun style, une prose plate, journalistique.

 

T.P.R. : Pourquoi, selon vous ?

U.K.L.G. : Je suppose qu’il faut mettre en cause le tempérament des hommes écrivant ainsi. Et le fait que ceux-ci tiennent en toute probabilité la prose ostensiblement claire et plate d’un auteur comme Hemingway pour la quintessence d’une écriture masculine.

 

T.P.R. : De nombreux lecteurs snobant la SF justifient leur attitude par la question du style.

U.K.L.G. : Par certains aspects, ils n’ont – n’avaient – pas tort, notamment dans les années 30 et 40, où la science-fiction suscitait souvent l’embarras du fait d’un style désastreux.

 

T.P.R. : Parce que les livres servaient de véhicules pour les idées.

U.K.L.G. : Tout à fait. Et quand j’ai débuté dans le milieu, certains vieux auteurs tiraient encore orgueil d’écrire ainsi. Il s’agissait d’auteurs à idées, qui n’allaient pas s’encombrer avec les fanfreluches féminines du style. Pour moi, dans une grande mesure, le style fait le livre. Prenez Borges : quand il expérimente avec les idées, il expérimente avec la forme aussi. C’était un auteur de prose autant qu’un poète.

 

T.P.R. : Vous a-t-il influencée ?

U.K.L.G. : J’ai l’impression d’avoir appris de ce vieux bonhomme toute ma vie ! En lisant Borges et Calvino, je me suis demandé si je pouvais faire pareil. Ils ont été un sésame chez les auteurs de ma génération. Ils m’ont éloignée des USA.

 

T.P.R. : En tant que lectrice ?

U.K.L.G. : Oui. Parce que personne ici n’écrivait comme eux – hormis en genre. Cet auteur de science-fiction, seulement connu dans le milieu de la SF, pour autant que je sache, Cordwainer Smith, m’a également influencée en profondeur. C’était un écrivain volontaire, littéraire, avec une prose très agréable et une imagination surprenante. Il travaillait pour le Département d’État (2) ; Cordwainer Smith était un pseudonyme.

 

T.P.R. : Il n’était pas plus ou moins lié avec Tchang Kaïchek ?

U.K.L.G. : Smith a travaillé dans les services de renseignement, en Chine. Un homme très étrange.

Ce qu’il y a de bien avec la science-fiction – je crois que c’est encore vrai, et en tout cas ça l’était lorsque j’ai débuté – c’est sa dimension collective : on peut se voler les uns les autres assez librement. Ce n’est pas du plagiat, mais des échanges d’idées et de « comment faire quoi ». Je compare toujours cela aux compositeurs baroques, qui faisaient circuler leurs idées, y compris leurs mélodies, en permanence. Une sorte d’inter-inspiration. Tout le monde travaillant sur les mêmes choses.

 

T.P.R. : Qui, pour vous, a constitué un tel réseau ?

U.K.L.G. : Surtout les auteurs de ma génération – je suis plus âgée que beaucoup d’entre eux, en fait, mais nous avons commencé à peu près en même temps. Il y en avait certains avec qui j’avais peu en commun en tant qu’écrivain. Harlan Ellison, par exemple, qui possédait cependant cette étincelle créatrice que je cherchais. Et puis des femmes sont arrivées – comme Vonda McIntyre, bien plus jeune que moi – et ont poussé les limites du champ, ont abattu les murs, et ont écrit des textes plus intéressants, selon moi, que toute la production du soi-disant âge d’or de la science-fiction.

 

T.P.R. : Régnait-il, parmi vos contemporains, le sentiment d’une communauté ? Est-ce que vous vous considériez comme des compagnons de route ?

U.K.L.G. : J’étais heureuse de trouver cette petite communauté d’auteurs de SF et de fantasy, accueillante en générale, mais susceptible d’explosions et de divisions furieuses quant à l’esthétique, la politique du gouvernement, les rapports hommes-femmes. Je m’y suis faite des amis chers, mais j’ai peu pris part aux rencontres, aux conventions, et je ne me suis guère constitué de réseau, au sens actuel du terme en tout cas.

Une personne, cependant, a fait un bien énorme à ma carrière : mon agente, Virginia Kidd. De 1968 jusqu’à la fin des années 90, elle m’a représentée pour toutes mes œuvres, excepté la poésie. Je pouvais lui envoyer une nouvelle absolument impossible à résumer, et elle parvenait à la vendre à Playboy, Harvard Law Review, Weird Tales ou The New Yorker. Elle savait où placer le texte. Elle ne m’a jamais dit quoi écrire ou ne pas écrire, ne m’a jamais dit « Ça ne se vendra pas » ni interféré avec mon écriture.

 

T.P.R. : Au-delà de leur réticence envers le genre, vous avez eu de nombreux fans parmi les auteurs dits littéraires. John Updike, par exemple, a encensé votre travail.

U.K.L.G. : Updike a rédigé une magnifique critique de mon roman jeunesse Le Commencement de nulle part, dans le New Yorker. Et Harold Bloom (3) a eu un bon mot pour moi. C’est amusant, son essai The Anxiety of Influence est sorti pile au moment où les femmes découvraient que d’autres femmes écrivaient et se rendaient compte qu’elles s’influençaient mutuellement. À une époque où la plupart des écrivains masculins subissaient l’anxiété d’être l’objet d’une influence, les femmes auteures s’en réjouissaient.

 

T.P.R. : Dans votre article « Telling is Listening », vous écrivez qu’un roman de genre se doit de remplir quelques obligations génériques : il amènera le lecteur dans une certaine direction, aura un arc narratif, abordera des sujets que le lecteur (ou la lectrice) s’attendra à trouver.

U.K.L.G. : C’est vrai, il comble certaines attentes, pour parties définies. C’est ce qui le rend générique.

 

T.P.R. : Dans votre article, vous parlez de l’appétit du genre pour les lecteurs. Quel est-il pour un auteur ?

U.K.L.G. : Sensiblement le même. C’est comme travailler avec n’importe quelle contrainte. En poésie, par exemple : qu’il s’agisse d’un sonnet, d’une villanelle ou d’autre chose, la contrainte est là et vous devez vous en servir. Trouver la manière de lui faire dire ce que vous voulez qu’elle dise. Et vous comprenez alors – je pense que n’importe quel poète travaillant avec des contraintes sera d’accord avec moi – que la contrainte vous a amené à dire ce que vous vouliez. C’est aussi merveilleux que mystérieux. Il se passe une chose similaire avec la fiction. Un genre est une contrainte, en un sens, qui peut vous mener à des idées auxquelles vous n’auriez pas pensées si vous aviez travaillé dans un domaine indéfini. La manière dont nos esprits sont construits a sûrement un rapport.

 

T.P.R. : Dans Steering the Craft, vous affirmez, à la fois en tant que lectrice et auteure : « Je veux reconnaître quelque chose que je n’ai encore jamais vu. »

U.K.L.G. : C’est en lien direct avec la nature même de la fiction, et cette sempiternelle question : « Pourquoi ne pas écrire sur ce qui est réel ? » Un bon nombre de lecteurs américains du XXe siècle – et du XXIe – pensent que c’est tout ce qu’ils veulent, de la non-fiction, qu’ils refusent de lire de la fiction parce que ce n’est pas réel. Une opinion incroyablement naïve. Seuls les humains produisent de la fiction, et seulement en certaines circonstances. Nous en ignorons les buts précis. Mais l’une des choses que la fiction accomplit est de vous faire reconnaître ce que vous ne saviez pas avant. C’est ce que cherchent bon nombre de disciplines mystiques : tout simplement voir, vraiment, et être éveillé. Ce qui signifie que vous reconnaissez les choses qui vous entourent avec plus d’acuité, et que ces choses semblent nouvelles. Avoir un « regard neuf » et la reconnaissance sont en réalité la même chose.

 

T.P.R. : Pourriez-vous développer un peu cette idée ?

U.K.L.G. : Pas de manière parfaite ! Je ne pourrais que rendre cela plus confus. Disons qu’un très bon livre me donne des informations, des choses que j’ignorais ou que j’ignorais savoir, et pourtant je les reconnais – oui, je vois que le monde est ainsi. La fiction – et la poésie, et le théâtre – ouvre les portes de la perception. Tous les arts le font. Musique, peinture, danse… tous nous disent ce qui ne peut être dit avec des mots. Mais le mystère de la littérature est qu’elle s’exprime avec des mots. C’est souvent très direct.

 

T.P.R. : Au cours des dernières décennies, vous semblez avoir développé un intérêt pour la fiction directement influencée par l’Histoire. Lavinia , votre dernier roman en date, se déroule à une période précise de l’histoire humaine – en Italie, à l’époque de Virgile. Et votre novella « The Wild Girls » possède cette qualité historique aussi, même si elle se situe peut-être dans un univers parallèle.

U.K.L.G. : Non, « The Wild Girls » se base pour beaucoup sur une certaine forme de culture américaine propre au Mississippi. Certains groupes sociaux y avaient développé un système de caste proche de celui de ma novella. C’est une étude anthropologique dont j’avais entendu parler depuis longtemps qui a formé la base de ce récit. Qu’est-ce que cela ferait de vivre dans une société pareille ? Pour tout dire, cet environnement-là, je l’ai vraiment détesté, aussi achever ce récit a été pour moi un vrai soulagement.

 

T.P.R. : C’est une histoire assez violente.

U.K.L.G. : Une histoire de haine, oui. Un ton sec, dur, minéral, imprègne mes récits les plus récents. Ce n’est pas ce que je préfère. Lavinia se situe à l’opposé, tout sauf sec et dur, mais très espiègle. L’idée m’en est venue lorsque j’essayais de lire Virgile dans le texte, une tâche pour le moins absorbante. J’étais là, la tête dans le monde de Virgile, et voilà qu’arrive cette enfant, cette fille qui s’apprête à me raconter son histoire. En fait, au bout de quelques pages du roman, Lavinia s’adresse directement au lecteur. Après avoir écrit une chose pareille, je me suis dit : bon sang, tu ne peux pas écrire un roman sur l’Âge du bronze. Qu’est-ce que tu y connaissais, toi, à l’Italie de l’Âge du bronze ? Mais après tout, qui y connaît seulement quelque chose, à l’Italie de l’Âge du bronze ?

 

T.P.R. : C’est comparable à la création d’une société sur une autre planète ?

U.K.L.G. : Bien sûr. Romans historiques et de SF sont très proches. Vous recréez quelque chose ou bien vous le modelez : deux processus très similaires. Et j’ai fait des « recherches », comme disent ceux qui n’écrivent pas de roman. Il y avait des choses que je devais véritablement connaître au sujet de l’Italie de cette époque ou des tout débuts de Rome, et je me suis beaucoup amusée, au fin fond des rayonnages de la bibliothèque de Portland, à exhumer ces livres au sujet de la religion dans la Rome antique – de quoi exciter l’imagination. Pour l’essentiel, j’ai fait la ventriloque en ce qui concerne ce roman. Lavinia m’a dicté quoi écrire.

 

T.P.R. : Il s’agit donc d’un exemple parfait de ce que vous évoquez dans vos articles regroupés dans The Wave in the Mind : un roman commençant par un personnage déjà défini.

U.K.L.G. : Avec une voix. Une voix dans mon oreille. Dans cette première page à partir de laquelle le roman a découlé, Lavinia nous parle, tout simplement – au lecteur, mais à moi également, selon toute vraisemblance.

 

T.P.R. : Une tendance qu’on devine dans votre œuvre c’est un glissement vers la concision.

U.K.L.G. : Eh bien, j’ai eu une très longue carrière. Je suis consciente d’avoir levé le pied sur les formalités de la prose. Ces temps-ci, mon style se fait plus familier.

 

T.P.R. : Vous vous l’expliquez ?

U.K.L.G. : Dans les années 60 et 70, la fantasy sérieuse se basait pour beaucoup sur les styles des écrivains des générations précédentes : Tolkien, bien sûr, mais aussi Dunsany, Eddison, MacDonald, jusqu’à sir Thomas Malory. Tandis que je m’éloignais peu à peu de la tradition aventureuse et héroïque de la fantasy, j’ai commencé à employer un vocabulaire moins formel et un rythme plus adapté à mon propos.

En ce qui concerne mon style de manière générale, il me semble qu’à mesure que l’on vieillit, le style devient pareil à vos chaussures ou vos ustensiles de cuisine, les fantaisies se font inutiles. On a appris à chérir l’essentiel. Lorsque je relis mes premiers romans, je les trouve bien bavards et j’ai envie d’y faire des coupes.

Une histoire doit avoir un rythme qui la fait avancer constamment. C’est là que réside l’intérêt propre de raconter une histoire. C’est un voyage, où l’on se rend d’un point à un autre, et qui doit donc bouger. Même si le rythme est complexe et subtil, c’est lui qui transportera le lecteur. J’imagine que tout cela sonne un rien mystique…

 

T.P.R. : Musical, aussi.

U.K.L.G. : Voilà à quoi aboutit le processus du vieillissement… on a des regrets sur les arrangements. Cela dit, au fil des années, on apprend les ficelles du métier en répétant. La concision est l’une de ces ficelles. Je ne parle pas du minimalisme, un style très maniéré et complexé dans lequel je ne peux et ne veux écrire. Je suis tout à fait prête à faire de longues descriptions, de manière sensible et émotive, mais plus c’est court, mieux c’est. Mon modèle, c’est Beethoven dans ses dernières années. Ses ultimes quatuors progressent de façon étrange, parfois très soudaine. Beethoven savait où il allait, et ne voulait pas perdre de temps à mettre en musique le chemin. Mais si vous écoutez bien, il vous entraîne avec lui. J’éprouve le même sentiment avec les vieux peintres : ils tendent vers une telle économie de moyens. Simplicité et évidence. Parce qu’ils savent qu’ils n’ont plus le temps. C’est quelque chose dont on prend conscience avec l’âge : il ne faut pas perdre de temps.


Interview © The Paris Review, n° 206 (automne 2013).

Entretien mené par John Wray.

Publiée avec l’autorisation de Wylie Agency.

Traduction © le Bélial’ 2015.

Traduit de l’américain par Erwann Perchoc.


1. Anarchiste russe, théoricien du communisme libertaire.

2. Équivalent étatsunien du Quai d’Orsay.

3. Auteur et critique américain.