Extrait du Guide Steampunk (Étienne BARILLIER, Arthur MORGAN)

 

Le proto-steampunk

 

Nous désignons par le terme de proto-steampunk ces romans qui auraient pu être steampunk, qui auraient pu créer le steampunk… si seulement le mot avait existé au moment de leur publication ! Hasard ? Manque de chance ? Incompréhension du public de leur profonde originalité ? Ces textes ont été publiés alors que la science-fiction explorait résolument le futur, dominait le marché et ne leur laissait pas de place. Ils ont été vus comme des fictions victoriennes irrévérencieuses, amusantes et parfois délicieusement rétro. Ce que l’on n’a pas perçu alors, c’est que ces mêmes textes étaient en train de poser les bases d’une modernité et que – loin d’être de nostalgiques passades – ils annonçaient une révolution à venir.

Bien sûr, il est toujours aisé de retracer une telle histoire après les faits et il est certain que nul ne pouvait prévoir l’émergence du rétro-futurisme, pas plus que nous sommes en mesure d’en annoncer le devenir.

 

En 1962, Keith Laumer publie Les Mondes de l’Imperium – ses trois suites, The Other Side of Time (1965), Assignment in Nowhere (1968) et Zone Yellow (1990) sont restées inédites en français – qui raconte les aventures du diplomate Brion Bayard, kidnappé par des agents de l’Imperium pour être emmené dans un monde parallèle. Brion se trouve plongé dans une réalité différente où la révolution américaine n’a jamais eu lieu et où l’Angleterre domine le monde. La technologie y est victorienne tout en étant futuriste.

En 1967, Ronald W. Clark écrit Queen Victoria’s Bomb qui, comme son titre l’indique, raconte la fabrication d’une bombe nucléaire à l’époque victorienne. Le roman explore les problèmes moraux que pose un tel engin de destruction massive et se sert du cadre victorien afin d’introduire un regard différent sur de telles problématiques. Le texte se situe clairement encore du côté de l’uchronie et pas encore en territoire steampunk.

Ce qui n’est pas le cas du roman d’Harry Harrison, A Transatlantic Tunnel, Hurrah! (1973). On y suit les aventures d’un groupe d’ingénieurs en train de superviser la construction d’un tunnel entre la Grande-Bretagne et les colonies américaines. Sur un mode plaisant, multipliant les péripéties et les inévitables complications amoureuses, nous suivons les aventures de sir Isambard Brassey-Brunel. Ce dernier est un descendant de Isambard Kingdom Brunel et c’est là que nous voyons poindre le steampunk parce que ce Brunel-là a réellement existé : au terme d’une éblouissante carrière, il a travaillé sur des ponts, des bateaux à vapeur, le premier tunnel sous la Tamise et constitue une figure incontournable de l’habileté technologique victorienne. Avec ce personnage, se manifeste non plus simplement un travail sur l’histoire, une démarche uchronique, mais une façon de s’approprier un imaginaire afin d’en extraire une substance qui nourrit la fiction. L’uchronie devient métatextuelle.

En 1971, Michael Moorcock écrit Le Seigneur des airs et, cette fois, le steampunk est en train de naître. Ce roman, et ses deux suites Le Léviathan des terres (1974) et Le Tsar d’acier (1981), constituent une étape majeure vers l’approche du steampunk. Comme dans le roman de Keith Laumer, le personnage principal se trouve projeté dans un autre monde, un monde uchronique où l’Empire britannique a continué à prospérer parce que la Première Guerre mondiale n’a jamais eu lieu. Comme chez H. G. Wells, la charge politique est présente. Moorcock aborde les questions de l’impérialisme, de la colonisation, du racisme, mais aussi des excès anarchistes et des risques du socialisme. Nous sommes en présence de romans uchroniques, référentiels, mêlant personnages de fiction et personnages historiques, le tout dans un récit empruntant à la science-fiction… Autant dire que si on devait déterminer qui a véritablement créé le steampunk, Michael Moorcock serait à nos yeux un prétendant sérieux. Toutes les caractéristiques du genre sont présentes !

Un autre livre aurait pu lancer le steampunk : il s’agit de La Machine à explorer l’espace de Christopher Priest (1976). Là encore, nous retrouvons toute la boite à outils steampunk. Le roman se promène entre les lignes des textes d’H. G. Wells, mêle littérature et personnalités réelles, s’inscrit dans la lignée du roman populaire dont il utilise les formes en les intégrant dans un récit de science-fiction moderne et enfin se déroule dans un cadre victorien…

Nous n’avons pas de réponse pour expliquer pourquoi ces livres, s’ils ne sont pas totalement passés inaperçus au moment de leur publication, n’ont pas eu le retentissement qu’aura Les Voies d’Anubis quelques années plus tard. Une hypothèse est que, à l’époque où ils étaient publiés, personne n’avait de nom pour les désigner… et cela change tout parce que pouvoir nommer c’est faire sien, identifier et reconnaître.

En tout cas, leur existence seule indique que la naissance du steampunk n’est pas une coïncidence ou un hasard heureux. Que des auteurs anglais, puis des auteurs américains, explorent les mêmes directions pour produire les mêmes effets prouve indubitablement que le steampunk devait naître. Toutes les conditions étaient réunies pour que quelque chose se passe.

La seule question était de savoir où et quand.

Et quel nom lui donner.